Merci beaucoup d'avoir accepté l'interview.
De quelle façon ta formation de mathématicien est valorisée hors du milieu académique ?
C’est une excellente question. Les mathématiques m’apportent des « hard-skills » et des « soft-skills ». Je dis souvent que c’est pareil qu’en sport. Certains sports se concentrent davantage sur une partie spécifique du corps (par exemple, le tennis), tandis que d’autres permettent de travailler un ensemble plus large de parties (par exemple, la natation). Les mathématiques sont le sport intellectuel le plus complet qui soit, elles permettent de travailler l’organisation de l’information, la persévérance face à l'échec, l’abstraction, l’argumentation, la logique (par exemple, identifier un argument fallacieux), la clarté de pensée, la stratégie (pour résoudre un problème, par exemple) ; toutes ces compétences me servent quotidiennement dans mon travail (et dans ma vie). Du côté des « hard-skills », les mathématiques servant de langage quantitatif dans un grand nombre de domaines techniques (économie, physique, ingénierie, médecine, etc.), ma maîtrise des mathématiques me permet de comprendre rapidement des informations techniques et, parfois, d’apporter une contribution scientifique ou technique sur certains projets.
Parle nous un peu de ton parcours
Dès le collège j’ai commencé à m’intéresser à ma formation et à mon avenir professionnel. À l’époque je voulais devenir physicien, je ne savais pas réellement ce que cela voulait dire, j’ai alors contacté un chercheur en physique qui a très gentiment accepté de me recevoir pour répondre à toutes mes questions. Nous avons discuté pendant deux heures et, aussi improbable que cela puisse paraître, à la fin il m’a dit « Je pense que ce n’est pas la physique qui te plaît, mais plutôt les mathématiques ». Au moment où il a dit ça, j’ai eu une révélation : « j’allais devenir mathématicien », il faut dire que cette idée ne m’avait pas traversé l’esprit auparavant, sans doute faute d’en avoir rencontré au préalable.
Si je raconte ce type d’anecdote c’est car je souhaite souligner l’importance des rencontres que nous pouvons faire dans le choix de carrière, au sens large. J’ai eu la chance de rencontrer des personnes exceptionnelles tout au long de ma formation et de mon parcours professionnel.
D’autres rencontres tout aussi décisives furent mes professeurs, ils m’ont tous donné le goût des mathématiques et de la recherche, aussi bien fondamentale qu’appliquée. Je pense en particulier à deux mathématiciennes, Nathalie Martin et Laura Ortiz-Bobadilla, véritables passionnées des mathématiques, elles ont renforcé mon amour des mathématiques et m’ont aidé à m’engager dans cette voie.
La suite de mon parcours est assez classique, licence, master et doctorat en mathématiques. Tout au long de mes études j’ai pu réaliser des nombreux stages et séjours de recherche, toujours en lien avec les applications des mathématiques, notamment aux domaines de l’électromagnétisme (Laboratoire Charles Coulomb), des bioprocédés (INRAe, Inria), de la biologie évolutive (Université de Grenade) et des maladies infectieuses (Israel Institute of Technology).
J’ai réalisé une thèse, sous la direction de Matthieu Alfaro, sur l’analyse mathématique d’équations aux dérivées partielles. Ma recherche portait sur le développement de modèles mathématiques pour mieux comprendre et contrôler des processus biologiques en dynamique évolutive. Si j’avais un conseil à donner aux jeunes qui souhaitent réaliser un doctorat, je dirais que le plus important est le choix du directeur de thèse, c’est la personne qui forme le doctorant à la recherche et l’accompagne dans les moments de succès comme les moments difficiles. J’ai eu la joie d’avoir eu un excellent directeur de thèse, mais malheureusement ce n’est pas le cas de tout le monde.
À la suite de ma soutenance j’ai été recruté comme enseignant-chercheur à l’école d’ingénieurs EPF où j’ai été responsable de monter une partie de la spécialité « Data Engineering ». Pendant les années que j’ai exercé en école d’ingénieurs j’ai eu le plaisir de découvrir le monde industriel, en effet, les ingénieurs sont bien plus proches du monde industriel que les mathématiciens (ça change, petit à petit). J’ai été séduit par l’innovation, le dynamisme, les succès et les échecs que le monde industriel avait à m’offrir.
Et maintenant ?
J’ai alors décidé de quitter le milieu académique et j’ai rejoint un Cabinet de Conseil en Propriété Industrielle en qualité d’Ingénieur Brevets, spécialisé dans l’Intelligence Artificielle. Ma mission consiste à protéger, d’un point de vue juridique, les inventions de nos clients. Outre l’importance stratégique pour le secteur industriel, le métier que j’exerce est passionnant, nous avons connaissance en avant-première d’inventions qui ne seront connues du domaine public que quelques mois (voire des années) plus tard. Notre rôle est capital dans l’évolution d’une entreprise, y compris celles qui ne font pas nécessairement de R&D ! Notre rôle consiste également à conseiller nos client sur des thématiques de liberté d’exploitation, négocier des contrats de licence, faire des oppositions à des brevets existants ou encore défendre notre client si l’un de ses brevets est attaqué.
Qu’est-ce-que le doctorat t’a apporté ? Comment cela se reflète sur ton travail quotidien ?
Le doctorat m’a certainement apporté une maturité scientifique et une indépendance d’esprit. Il ne s’agît par uniquement de comprendre ou maîtriser un sujet, il faut faire preuve de créativité et d’originalité. Le doctorat est avant tout un défi d’élargissement des frontières de la science, où l’on se doit d’apporter son petit grain de sable à l’édifice de la connaissance humaine.
Le doctorat nous confronte à nous-même d’une façon très singulière, en faisant émerger très clairement nos qualités et nos défauts, nos envies, angoisses et peurs les plus profondes. Pour moi c’est la voie la plus rapide (sans doute pas la plus simple) pour réaliser le précepte socratique « connais-toi toi-même ».
Dans mon travail quotidien, l’expérience de la thèse me permet de prendre de la hauteur face à des nombreuses situations, souvent problématiques, et d’envisager des perspectives et/ou des solutions innovantes. Je souhaite également souligner que le « docteur » est un expert dans l’art d’apprendre, et ce quel que soit le sujet ! Cette caractéristique nous rend très robustes et adaptables face à des environnements changeants, le plus souvent complexes. Il va de soi que je suis parmi ceux qui pensent que le sujet de thèse importe relativement peu, la vraie plus-value se retrouve dans l’ensemble des compétences « douces » que le doctorat permet de développer.
Un conseil pour les jeunes mathématiciens qui souhaitent s’orienter dans l’industrie?
Lisez les articles “conseils pour étudiants” de Bernard Beauzamy, mathématicien et PDG de la Société de Calcul Mathématique, tout y est !